En parcourant ce blog, en cette veille de Noël 2025, j’ai retrouvé cette chronique publiée en septembre 2013 sous la plume de notre regretté ami Félix Foy.
N’ayant rien perdu de sa criante actualité, et bien qu’ayant déjà été lu plus de 500 fois, j’ai pensé que ce texte pourrait intéresser les lecteurs d’aujourd’hui.
Aussi pour notre plaisir le voici dans son intégralité, introduction et illustrations comprises.
Occasion pour nous de rendre hommage à son auteur, en cette année du dixième anniversaire de son décès.
R.J.
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À une époque où tout semble se perdre de notre passé, donc un peu de notre identité, je vous propose cette évocation nostalgique des Saintes d’autrefois, témoignage poétique et culturel de ce qu’ont connu il n’y a pas si longtemps nos compatriotes des générations précédentes. Sans sombrer dans un passéisme stérile ou des considérations d’arrière-garde, ce très beau texte de Félix FOY* se veut avant tout une page de notre histoire. Mais c’est aussi un cri d’alarme et une réflexion sur les ravages du modernisme à tout va, sur le changement radical des mentalités et des comportements induits par la transformation galopante du cadre de vie sur un minuscule territoire insulaire, sensible à toute modification de son écosystème. Souhaitons qu’il contribue à mettre un peu de baume au cœur des anciens et à faire prendre conscience aux plus jeunes qu’il y a encore quelque chose à sauver chez nous.
Raymond Joyeux
Nostalgie
Il était une fois une île baignée par l’Océan Atlantique, bercée par la Mer des Antilles, caressée par l’alizé, où il faisait bon vivre sous le soleil tamisé par le feuillage des poiriers. Cette île, c’était moi, Terre-de-Haut. Oui, je parle au passé, mes enfants, tellement mon présent est vu à la dérobée et mon avenir dérisoire. Je suis au bout du rouleau, au creux d’une déferlante, je suis submergée, dans le lac, ou plutôt le bec dans l’eau. Je meurs d’asphyxie, je suffoque : au secours !
Alors que Terre-de-Haut, ce nom qui était le mien pourrait être défini par : Terre Haute, île occupant une position élevée, avec des habitants portant tête haute, voilà que mes filles et mes fils m’ont oubliée. Cela me fait crier aujourd’hui : » N’y a-t-il pas parmi vous un seul qui veuille me raconter ? Devrais-je le faire moi-même ? «
Il me reste encore un peu de force, un peu de vie, aussi aimerais-je vous demander simplement de me tenir la tête hors de l’eau, de me laisser souffler un peu et je vous conterai mon histoire :
Vous m’aviez reçue en héritage, moi, une île aux belles eaux, limpides et propres, avec des côtes harmonieusement découpées où plages et rochers se succédaient de manière enchanteresse ; des mornes et des vallées chatoyants où vos parents gambadaient, couraient ou tout bonnement se baladaient sur des sentes agréablement ombragées. Ils se souviennent encore comment il faisait bon d’aller du Mouillage au Marigot, ou du Fond de Curé à l’Anse Rodrigue et à Figuier ; comme il était doux de se coucher sur l’herbe dans Fond (le pré Cassin), se laisser bercer par le roucoulement de mes tourterelles.
Être à Marigot après une fine pluie, c’était se retrouver au milieu d’un spectacle merveilleux qu’on aimerait sans fin : la savane toute rouge de crabes de terre était un régal. Les enfants s’adonnaient à cœur joie dans une pêche toujours fructueuse qui était une occasion de plus pour que les mamans se distinguent à la cuisine en préparant un mets succulent : le matété .

Le tour du lagon offrait à leurs yeux toute la générosité de la nature où éclatait la vie : petits crabes à gros mordants, différentes espèces d’oiseaux. Les poules d’eau, alouettes, bécasses, jambes jaunes, kios… continuaient le spectacle en un concert de battements d’ailes, de cris et de chants.
Il y avait là aussi une véritable frayère. À la saison des pluies le lagon débordait vers la baie, les poissons y venaient pondre, frayer, et repartaient vers la haute mer : les alevins naissaient et se développaient en toute sécurité, car la saison sèche venue, le lagon se refermait. Nouvelle ouverture à l’hivernage suivant, et tout ce petit monde gagnait le large, croisant les gros qui revenaient pour un nouveau frai. Bécunes, grand’écailles, mayols, mulets, poissons chats, dormeurs, crevettes étaient les hôtes les plus nombreux.
Les abords de l’Étang Bélénus étaient le passage obligé pour aller à Grand’Anse ou à Rodrigue et, là encore, admirer la flore et la faune était un ravissement. Les follettes et nénuphars, plantes aquatiques à larges feuilles circulaires et à fleurs blanches, embaumaient l’atmosphère et se mariaient bien avec les « chances » pour couvrir toute la surface de l’eau. Aigrettes, crabiers, hérons, sarcelles, canards sauvages complétaient le tableau, offrant de gracieuses et amoureuses arabesques de leurs danses nuptiales.
La saison des fruits attirait dans mes mornes et mes vallons une ribambelle de gamins qui se gavaient de pommes cannelle, corossols, mangues, muricifs, olives, cerises, merises, cajous ou anacardes, pommes surettes ou jujubes, surelles et icaques qui leur procuraient une réserve de vitamines pour la morte saison.
Malgré la sécheresse qui souvent sévissait, quelques courageux de mes fils cultivaient la terre. C’est ainsi que de l’Anse Mire au Marigot, et de part et d’autre du sentier conduisant à Pompierre, s’étalaient des champs de maïs, pois de bois ou pois d’Angole, combos et coton. Sous ce couvert végétal poussaient aussi giraumons, patates douces et pois aux yeux noirs. Dans le bourg, toutes les portions non construites produisaient quelque plantation. Du Fond de Curé en passant par la Savane et jusqu’au Pain de Sucre on pouvait admirer ce même spectacle de culture vivrière et d’arbres fruitiers.

Photo Alain Joyeux
Tout autour de moi, le long de mes côtes, le poisson abondait. Les oiseaux marins, frégates, pélicans, gibiers blancs, nègres à Éloi et pailles en queue avertissaient de l’arrivée des bonites, thons, gros poissons, comme disaient les plus anciens. Pisquettes et cailleux affluaient sur les plages et faisaient le bonheur des pêcheurs à l’épervier. Les coquillages en grand nombre, paisiblement agrémentaient mes fonds et mes rochers.
Bercés par le murmure des flots et de la brise, vous viviez en mon sein, malgré le labeur quotidien, des journées paradisiaques clôturées par de radieux couchers de soleil. Dans le silence et le calme de mes soirées, vous rêviez en regardant, par nuits noires, le ciel étonnamment étoilé ; par clair de lune, la baie reflétait, et comme un gigantesque miroir vous envoyait mes formes et mes contours, un relief insoupçonné le jour. Des hululements de chouettes ou autres rapaces nocturnes vous tiraient de votre rêverie, annonçant l’heure du repos.

Tout cela a bien changé. À qui la faute ? Je n’incriminerai personne. On ne peut arrêter, paraît-il, un certain progrès. Progrès dévastateur, bien des fois, si l’on n’est pas vigilant. Peut-être qu’une génération a vécu faute d’informations, sans souci de protéger la nature.
Les choses ne reviendront plus comme avant, mais tout n’est pas perdu. Il reste encore des choses à sauver. Je vous prie, mes fils, mes filles, regardez, réfléchissez sur l’écologie et sur ma démographie galopante. Sauvez-moi, faites en sorte que vous puissiez à nouveau vous baigner sur mes plages, sans risque de contamination, dans une eau régénérée, et vivre sur votre île sans pollution aucune, dans la merveilleuse fratrie d’antan.

Sauvez votre patrimoine. Sortez-moi de cette déferlante. Vous êtes bons nageurs et pour vous être baignés à Grand’Anse, vous connaissez la technique pour sortir d’une vague dangereuse. Deux méthodes : plonger dessous pour la laisser passer et nager très vite pour retrouver la terre ferme, ou se porter au sommet et se laisser déposer sur le sable, partir pour une nouvelle brasse ou plutôt repartir du bon pied, ce que j’attends de vous.
Toi, mon fils, qui me permets aujourd’hui de m’exprimer ainsi, comment t’appelles-tu déjà ?
Félix FOY*
* L’auteur de ce merveilleux texte, Félix Foy, est né à Terre-de-Haut en 1934 et décédé à Basse-Terre le 20 août 2015, à l’âge de 81 ans. Ancien technicien de France Télécom, il avait commencé sa carrière à Paris pour la terminer à Basse-Terre en Guadeloupe où il avait été muté en 1977. Grand amoureux de son île natale, Félix – Féfé pour les amis – était considéré comme un sage, réfléchi et pondéré. Parfait connaisseur de l’histoire et de la géographie de son île natale, il était père de trois enfants, grand-père et arrière-grand-père. Il a collaboré au journal L’IGUANE de 1990 à 1994. Ses chroniques sur la vie saintoise pendant la seconde guerre mondiale sont restées célèbres.
Publié par Raymond Joyeux
Le vendredi 19 décembre 2025













































